L'Homme,Icone de Dieu,par P.Job

Publié le par Père Jean-Pierre

L'HOMME, ICÔNE DE DIEU

père Job GETCHA

 

L'anthropologie chrétienne était au centre de la communication présentée, le 9 mai dernier, à la paroisse catholique Saint-Léon, à Paris, par le père Job Getcha, doyen de l'Institut de théologie orthodoxe de Paris (Institut Saint-Serge). Le Service orthodoxe de presse reproduit ici l'intégralité de cette intervention.

 

Doyen de l'Institut Saint-Serge depuis décembre 2005 (SOP 304.11), le père Job Getcha y enseigne l'histoire de l'Église et l'ordo liturgique. Il est membre du comité central du Conseil oecuménique des Églises (COE) et du comité mixte de dialogue théologique catholique-orthodoxe de France ainsi que du groupe théologique de dialogue oecuménique international Saint-Irénée.

 

Un jour, quelqu'un demanda au père Sophrony (Sakharov), disciple de saint Silouane du Mont Athos : " Qu'est-ce que Dieu ? " Celui-ci répondit : " Qu'est-ce que l'homme ? " Qu'est-ce que l'homme ? Pour répondre à cette question, l'Église interroge l'Écriture. Le récit de la Genèse nous dit à ce sujet que l'homme fut créé le sixième jour, après toutes les autres créatures. Il apparaît ainsi comme le sommet de toute la création.

 

Nous lisons : " Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre." Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa " (Gn 1,26-27). Si le texte hébraïque dit " à notre image, comme notre ressemblance ", la Septante affirme : " à notre image et à notre ressemblance ". Le terme " image " qui traduit le grec eikôn, traduisant lui-même l'hébreu selem, peut signifier une représentation plastique, une effigie extérieure, une figure, une ombre. Le terme " ressemblance ", qui traduit le grec homoiotès traduisant l'hébreu demût, signifie " copie ". S'agit-il de deux synonymes, ou doit-on y voir deux notions différentes ?

 

L'homme, une créature de Dieu

 

L'image et la ressemblance ne signifient pas que l'homme est une analogie de Dieu, sans quoi il ne serait pas une créature. En effet, le récit de la Genèse nous rappelle que l'homme a été créé mâle et femelle : or, en Dieu il n'existe aucune distinction de sexe. Qu'est-ce donc que l'image de Dieu en l'homme ? Épiphane de Salamine demeure perplexe en affirmant : " La Tradition affirme que chaque être humain est à l'image de Dieu, mais elle ne définit pas exactement en quoi cette image consiste ". Saint Jean Damascène considère quant à lui que " l'expression selon l'image indique la rationalité et la liberté alors que l'expression selon la ressemblance indique l'assimilation à Dieu par la vertu ".

 

Où est l'image et la ressemblance ? On a souvent identifié (tant en Orient qu'en Occident) l'image de Dieu à l'âme. Or, cette approche spiritualisante n'est pas celle des Pères de l'Église. Puisque l'homme forme un tout composé de l'unité du corps et de l'âme, l'image et la ressemblance concernent l'homme tout entier : corps, âme et esprit. La tradition chrétienne se démarque ici une fois de plus du platonisme. Si Platon disait : " L'âme est l'homme ", le père Georges Florovsky aimait rappeler qu'une âme sans le corps n'est pas un homme, mais un fantôme. Dans l'Antiquité grecque, Platon concevait le monde visible comme un reflet du monde des idées. Le monde était, selon lui, créé à partir d'un modèle provenant d'un autre monde. C'est pourquoi, chez Platon, " eikôn " est l'image du monde sensible imprégnée dans l'âme.

 

Dans le christianisme, le Dieu trinitaire est conçu comme un être de relation puisqu'il est une communion de trois personnes. Cet être de communion désire donc établir une communion avec sa création. Dès lors, l'homme créé à l'image de Dieu est lui aussi un être de relation, de communion : il doit mettre en lien la création avec son Créateur. Le métropolite Jean de Pergame écrit : " L'être de Dieu est un être relationnel : sans le concept de communion, il ne serait pas possible de parler de l'être de Dieu. " Si Dieu est la communion des trois personnes divines, Dieu crée un être à son image qui est lui aussi un être relationnel.

 

De l'image à la ressemblance

 

L'image est donc une vocation de communion : une orientation, une direction ou une relation d'abord verticale, avec Dieu, mais aussi horizontale avec les hommes. Cette double relation, d'une part entre Dieu et l'homme, et d'autre part entre les hommes, est décrite chez Dorothée de Gaza par un cercle dont Dieu est le centre et où les hommes sont situés sur les points du cercle : plus ils s'approchent du centre, plus ils s'approchent les uns des autres. Cette vocation de communion est également à la base de la conception de l'enfer chez Macaire d'Égypte. Ce dernier raconte dans une apophtegme que se promenant un jour dans le désert il ramassa un crâne dont l'âme était en enfer. Ce défunt lui dit : " En enfer, nous ne pouvons pas nous regarder face à face, mais nous sommes dos-à-dos. Quand vous priez pour nous, chacun peut regarder un peu le visage de l'autre. " Être privé de cette vocation de communion, c'est porter atteinte à l'image divine profondément inscrite en nous.

 

Si selon les Pères de l'Église l'image est une qualité constitutive et immuable, la ressemblance peut se perdre ou se développer. L'image a été gardée même après la chute ; la ressemblance quant à elle est la gloire originelle de l'homme et son espérance ultime. Saint Irénée de Lyon affirme que l'homme parfait est à l'image et à la ressemblance alors que l'homme imparfait n'a que l'image mais pas la ressemblance. Fidèle au texte de la Septante, Irénée introduit ici une distinction entre " image " et " ressemblance " et laisse entendre une idée de croissance où l'image serait le point de départ et la ressemblance le point d'arrivée. " La perfection est dans le progrès ", nous dit Grégoire de Nysse dans la Vie de Moïse. Il nous renvoie ici au concept de déification (" theôsis ") développé par toute la patristique grecque : chaque fois que l'homme se rapproche de Dieu, il découvre sa petitesse, sa bassesse et son éloignement de Dieu, mais, créé " à l'image et à la ressemblance " de Dieu, il est appelé à participer à la nature divine.

 

La liberté

 

Une propriété que Dieu transmet à l'homme est la liberté. Dieu étant libre, il crée un être à son image qui est libre lui aussi. La liberté, ancrée dans l'image, se développe en ressemblance. Dès lors, la liberté est une nécessité dans le salut de l'homme. Tout comme Dieu ne pouvait préserver l'homme du péché sans remettre en cause sa liberté, de même Dieu ne pouvait sauver l'homme contre son gré mais seulement en synergie, avec la coopération de l'homme. C'est ainsi que nous sommes, aux yeux de saint Paul, des collaborateurs de Dieu (1 Co 3,9).

 

Souvent on demande aux chrétiens : " Êtes-vous sauvés ? " Dans une perspective orthodoxe, l'homme a été sauvé, il fait son salut et il sera sauvé. Les Pères de l'Église, à la suite d'Origène et de saint Jean Cassien, nous donnent souvent l'exemple du cultivateur. Si ce dernier ne travaille pas sa terre, bien que le climat soit clément, il n'aura pas de récolte, car les mauvaises herbes vont étouffer ses plantations ou semences. À l'inverse, bien qu'il travaille jour et nuit sa terre, la récolte ne sera guère meilleure si les conditions climatiques ne sont pas favorables. Une bonne récolte est donc le concours du travail du cultivateur et d'une bonne saison. Il en est de même avec le salut, nous disent les Pères, il est le résultat de la synergie de l'homme et de Dieu : la volonté de l'homme collaborant avec la grâce de Dieu.

 

Les deux Adam

 

Dans ses épîtres, saint Paul met en relation les deux Testaments. Il parle de deux Adam, l'un terrestre, l'autre céleste, en les opposant : là où le premier a échoué par le péché, le second réussit dans son oeuvre de salut. Saint Paul nous dit : " C'est ainsi qu'il est écrit : "Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante" (Gn 2,7) ; le dernier Adam, esprit vivifiant. Mais ce n'est pas le spirituel qui paraît d'abord ; c'est le psychique, puis le spirituel. Le premier homme, issu du sol, est terrestre, le second, lui, vient du ciel. Tel a été le terrestre, tels seront aussi les terrestres ; tel le céleste, tels seront aussi les célestes. Et de même que nous avons porté l'image du terrestre, nous porterons aussi l'image du céleste " (1 Co 15,45-49).

 

Ailleurs, l'apôtre Paul écrit : " Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché; car jusqu'à la Loi il y avait du péché dans le monde, mais le péché n'est pas imputé quand il n'y a pas de loi ; cependant la mort a régné d'Adam à Moïse même sur ceux qui n'avaient point péché d'une transgression semblable à celle d'Adam, figure de celui qui devait venir... Mais il n'en va pas du don de grâce comme de la faute. Si, par la faute d'un seul, la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. Et il n'en va pas du don comme des conséquences du péché d'un seul : le jugement venant après un seul péché aboutit à une condamnation, l'oeuvre de grâce à la suite d'un grand nombre de fautes aboutit à une justification. Si, en effet, par la faute d'un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ. Ainsi donc, comme la faute d'un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l'oeuvre de justice d'un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l'obéissance d'un seul la multitude sera-t-elle constituée juste " (Rm 5,12-19).

 

Faisant face aux gnostiques qui par leur dualisme opposaient le Dieu bon du Nouveau Testament au dieu mauvais de l'Ancien Testament, Irénée de Lyon va défendre l'unité de l'Ancien et du Nouveau Testament. C'est pourquoi, il va présenter le Christ comme celui qui vient achever la création. Pour Irénée, la création de l'homme n'est qu'une préparation à sa venue. C'est ainsi que le Christ donne au corps de l'humanité sa véritable tête – Irénée va parler à la suite de Paul de " récapitulation ", c'est-à-dire : rassembler, " réunir l'univers entier ", " sous un seul chef, le Christ " (Ep 1,10).

 

L'Adam véritable

 

Pour Irénée, Adam fournit à l'homme son prototype. Le Christ est ce que l'homme devient. Le premier Adam n'est qu'une ébauche, le second est la véritable image. Ce sont donc les thèses gnostiques, opposant le bien et le mal, qui ont amené Irénée à distinguer l'image de la ressemblance. Pour Irénée, le Christ est l'Adam véritable. Pour lui, ce n'est pas Adam qui explique et conditionne le Christ, mais le Christ qui accomplit l'ébauche de la Genèse. Étant l'image du Dieu invisible, le Christ est le prototype de l'homme créé à l'image de Dieu. Ce que nous dit Irénée ouvre une perspective incroyable. À ses yeux, l'incarnation du Fils de Dieu n'était pas conditionnée par la chute de l'homme mais faisait partie de toute éternité du plan de Dieu. Le Christ nous révèle donc non seulement l'image de Dieu, mais aussi la ressemblance véritable à Dieu.

 

Le but de la vie humaine n'est pas simplement la délivrance du péché : elle est la participation à la vie divine (2 P 1,4). Le salut n'a pas qu'un aspect négatif – la fuite devant le péché, le renoncement au péché, mais il implique aussi un aspect positif : l'union et la participation à la vie divine. Dès lors, il est évident que le salut de l'homme a une dimension personnelle, liée à la liberté de l'homme. Il a également une dimension ecclésiale, puisqu'il se réalise dans l'Église – Corps du Christ. Mais il a aussi une dimension cosmique : l'homme est sauvé avec le monde et non pas hors du monde.

 

L'image de Dieu : une contribution à la pensée post-moderne

 

La conception de l'homme comme une image de Dieu ouvre toute une perspective à la pensée post-moderne, tant marquée par la sécularisation. La sécularisation envisage le monde sans aucune relation avec Dieu. Or, comme nous venons de le voir, nier Dieu, c'est nier l'homme. Il n'est donc pas surprenant qu'en rejetant Dieu, et par conséquent en niant l'image de Dieu en l'homme, la société sécularisée rejette ce qu'il y a de plus profond et de plus grand en l'homme, sombrant dès lors dans l'angoisse et la peur, l'isolement et la solitude, l'individualisme et la coupure avec le monde. Nous comprenons mieux pourquoi les sociétés sécularisées sont plus fragiles aux conflits, à la haine, à la dépression, au suicide, à l'alcoolisme, à la toxicomanie et à d'autres dépendances.

 

Nous comprenons également pourquoi elles souffrent d'une crise environnementale qui est le résultat d'une instrumentalisation de la création. La sécularisation qui conçoit un mode de vie nihiliste, n'envisageant aucune relation avec Dieu, promeut une existence égoïste et hédonistique, sans aucune référence à l'origine ni à la finalité de l'univers, et qui n'aborde la relation au monde que sous l'angle d'un mode de consommation effrénée le transformant en civilisation de convoitise.

 

Reconnaître l'image de Dieu en l'homme – c'est reconnaître la liberté de l'homme ainsi que sa véritable vocation d'être en communion avec Dieu et avec la création. C'est donc une réponse à la crise environnementale contemporaine, aux problèmes de pollution et de pauvreté, ainsi qu'aux conséquences négatives de la mondialisation réduisant le monde à un simple supermarché dans une certaine approche matérialiste et totalitaire. Alors, " Qu'est-ce que Dieu ? " – interrogeons-nous donc sur ce qu'est l'homme.

 

(Certains intertitres sont de la rédaction du SOP.)

Publié dans conférence

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