interview , Olivier Clément
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28 mar 2007 - QUEL AVENIR POUR L'ÉGLISE ORTHODOXE EN FRANCE ? un entretien exclusif avec Olivier CLÉMENT
La chute des régimes communistes dans les pays de l'Est favorisant, dans le contexte d'une mondialisation croissante, la circulation des personnes et de l'information, l'orthodoxie se trouve, en ce début du 21e siècle, en pleine mutation, ce qui se fait non sans contradictions, ni tensions. D'un côté, l'Église semble sortir du ghetto dans lequel elle avait été confinée dans nombre de pays, et dans le même temps, elle est traversée, dans certaines régions du monde et dans certaines communautés, par des tendances au repli identitaire, voire au retour vers des mythes que l'on croirait d'un autre âge. C'est ce double phénomène que le Service orthodoxe de presse, dans un entretien exclusif, a proposé de commenter à l'un des meilleurs connaisseurs de l'histoire et de la pensée théologique de l'Église orthodoxe au 20e siècle, Olivier Clément, professeur émérite à l'Institut de théologie orthodoxe de Paris (Institut Saint-Serge). Propos recueillis par le SOP.
Issu d'une famille cévenole non croyante, agrégé d'histoire, converti au Christ et baptisé dans l'Église orthodoxe à l'âge de trente ans, Olivier Clément a été nourri par la pensée et l'amitié de théologiens connus, issus de l'émigration russe, tels Vladimir Lossky (1903-1958) et Paul Evdokimov (1901-1970). Parmi les théologiens orthodoxes de sa génération, il est, sans doute, celui qui se montre le plus attentif aux interrogations de la modernité, aux défis culturels et sociaux du monde contemporain. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages sur l'histoire, la théologie et la spiritualité orthodoxes.
— Comment voyez-vous la situation générale des Églises dans un monde toujours plus marqué par la sécularisation et par un processus croissant de mondialisation ?
— Dieu seul pourrait répondre à cette question. D'un point de vue non pas spirituel mais sociologique, les grandes Églises qui se sont liées à des structures marquées justement par la sécularisation connaissent un phénomène de recul dont la signification spirituelle nous échappe. Par contre, les communautés protestantes " évangéliques " connaissent, comme on le sait, un développement foudroyant. Cette sécularisation est largement tributaire du christianisme : héritière d'Athènes et de Jérusalem, elle résulte d'un long processus historique où se mêlent à la fois le principe biblique de l'altérité de la création envers son Créateur, la rationalité grecque, magnifiée par les Lumières, mais exacerbée dans sa portée instrumentale, et l'affirmation de la subjectivité individuelle ; après la fin des grandes idéologies du 20e siècle, nous voici dans un monde désenchanté, celui de la " post-modernité " où la raison triomphante est elle-même contestée.
La sécularisation d'une société où l'on ne parle plus de Dieu signifie sans doute la fin du poids institutionnel des Églises, mais pas forcément un recul de la foi religieuse : par le respect de la liberté personnelle, elle est un défi, et non une menace, pour nos Églises. Quant à la mondialisation, c'est aussi un processus d'origine chrétienne. Après tout, sans le christianisme, Christophe Colomb n'aurait pas découvert l'Amérique, ni l'archiprêtre Avvakum les immensités sibériennes. Dans ce contexte mondial radicalement nouveau, l'Église est sans doute appelée à trouver un langage renouvelé pour faire entendre l'Évangile aux hommes en quête de vérité et d'accomplissement personnel.
— Comment l'Église orthodoxe peut-elle témoigner du Christ et de l'Évangile dans le monde d'aujourd'hui ?
— Au quotidien, elle peut témoigner à travers ses fidèles et ses pasteurs, son enseignement théologique, ses revues, et tant d'associations oecuméniques et de groupes d'amitié où nous sommes engagés avec nos frères protestants et catholiques : rencontres de Pomeyrol, groupes de prière, associations caritatives, etc. L'Église peut ainsi témoigner par la vie des personnes, par des structures communautaires où s'exprime, au moins partiellement, la communion, et par une spiritualité où s'ébauche la " déification " de l'homme. C'est le lien entre une expérience spirituelle profonde et une ouverture créatrice sur le monde qui doit être visé : plus on devient des êtres de prière, plus on se sent responsables dans ce monde, qu'il soit sécularisé ou non.
— Comment analysez-vous le rôle exercé actuellement par le patriarcat oecuménique ? Ses efforts en vue de préserver et de manifester l'unité panorthodoxe sont-ils couronnés de succès ?
— Il arrive au patriarcat oecuménique d'exercer un rôle de pacification et d'unification dans le bassin oriental de la Méditerranée. Ailleurs, et plus particulièrement en Europe occidentale et en Europe du Nord, sa présence permet de préserver la formation d'Églises locales auxquelles Constantinople donne une véritable légitimité. Comme il l'avait fait d'ailleurs, plusieurs siècles plus tôt, et dans un contexte politique et culturel certes bien différents, pour les Églises naissantes dans la Russie ancienne ou dans les Balkans.
Progrès et ambiguïtés de la renaissance ecclésiale en Russie
— Ces quinze dernières années ont été marquées par la réémergence sur la scène mondiale d'une grande Église, l'Église russe, jusque là isolée et si longtemps brimée par le pouvoir soviétique. Quel est votre point de vue sur la vitalité actuelle de cette Église ?
— L'Église russe connaît au 21e siècle une renaissance poignante : paroisses et monastères se multiplient ainsi que le nombre des fidèles. Mais comment évaluer, dans les conditions actuelles, la réalité et le degré de la foi ? La fréquentation des églises semble limitée et, somme toute, guère plus forte que dans nos sociétés, mais dans une situation socio-économique généralement très dure pour la population, il est impressionnant de découvrir l'engagement à la fois spirituel et social, personnel ou associatif, de tant de laïcs isolés et de clercs modestes en faveur des plus délaissés : prêtres, avocats qui militent en faveur des oubliés des prisons, médecins, infirmières qui prennent soin des drogués, éducateurs qui aident tant de familles démunies, etc. La Russie profonde renoue ainsi avec le meilleur de sa culture : la mise en oeuvre du " sacrement du frère " qui était interdite, on le sait, à l'époque soviétique. À côté de cela, les vieux démons du nationalisme et du racisme n'ont pas disparu et demandent une vigilance accrue de la part de l'Église.
— Comment évaluez-vous la relation entretenue par le patriarcat de Moscou avec le nouvel État russe ? En travaillant " la main dans la main " avec l'État à la reconstruction de la Russie, pour reprendre une affirmation du patriarche Alexis II lui-même, le patriarcat de Moscou ne s'est-il pas laissé lier les mains ?
— Il est normal que l'Église russe contribue à la reconstruction morale de la Russie. En revanche, il est étrange que vis-à-vis d'un État dont le président déclare regretter l'effondrement de l'Union soviétique, et qui ne lui a pas encore rendu, pour l'instant, toutes ses propriétés confisquées après 1917, l'Église soit officiellement si complaisante dans sa collaboration, tant dans la politique intérieure qu'à l'étranger où le département des relations extérieures du patriarcat et la diplomatie russe s'épaulent mutuellement. Souvenons-nous que c'est Vladimir Poutine qui a pesé lourdement dans le rapprochement récent de l'" Église russe hors-frontières " avec le patriarcat de Moscou. C'est l'État russe qui tente de récupérer la cathédrale de Nice en recourant à la voie judiciaire, faute d'avoir reçu l'accord de la communauté orthodoxe locale, et pour remercier celle-ci d'avoir pris soin de cet édifice durant près d'un siècle ! L'Église a théoriquement proclamé son indépendance par rapport à l'État lors du concile de l'an 2000, mais il semble que, dans bien des domaines, le patriarcat se lie trop étroitement à l'État, ce qui prive malheureusement l'Église d'une parole prophétique, par exemple face au problème tchétchène.
" Le rêve de la "Troisième Rome" "
— Quelle semble la volonté affichée par l'Église de Russie dans ses rapports avec les autres Églises orthodoxes ? Quel rôle est-elle appelée à jouer dans l'avenir ?
— Le rêve de la " Troisième Rome " est loin d'être abandonné par tous en Russie, même si l'Église s'en défend officiellement. L'Église russe aide parfois les autres Églises orthodoxes. Parfois, elle semble plutôt vouloir non pas représenter, mais dominer les autres Églises autocéphales. À l'avenir, elle est, sans doute, appelée à développer un rôle important dans le témoignage en Inde, en Chine et au Japon, dans la lignée des grandes missions d'avant la révolution. D'autre part, elle devrait oeuvrer au rapprochement entre l'Église orthodoxe et l'Église catholique, notamment dans une collaboration sur les questions de culture et de société, et, bien sûr, dans le cadre du dialogue théologique…
— Comment vous apparaît la ligne poursuivie sur l'" échiquier mondial " par le patriarcat de Moscou, notamment auprès des communautés orthodoxes issues de l'émigration russe ?
— Le département des relations extérieures de l'Église russe affiche sa volonté de réintégrer dans cette Église toutes les communautés orthodoxes originaires de l'émigration russe. Cela offrirait de belles " têtes de pont " pour le rayonnement de la Russie à l'étranger. L'ennui est que cette vision nationale, pour ne pas dire nationaliste, ne fait pas cas de la longue histoire de ces communautés qui ont souvent trouvé un nouvel enracinement et un épanouissement dans leurs pays d'accueil. C'est pourquoi, aussi bien en France qu'en Grande-Bretagne encore récemment, les projets grandioses du patriarcat de Moscou se sont heurtés à une volonté bien affirmée de nombreux orthodoxes de garder leurs distances et leur liberté spirituelle, sans que cela implique, pour ceux d'entre eux qui appartiennent aux deuxième et troisième (voire quatrième) générations issues de l'émigration russe, un rejet de leurs racines ni un moindre attachement à leur tradition religieuse d'origine. On peut respecter et aimer la riche tradition spirituelle de l'orthodoxie russe sans obligatoirement faire partie de l'Église de Russie. Cette tradition continue de nourrir largement le témoignage orthodoxe dans le contexte tout à fait nouveau où se trouve notre Église ici, depuis presque un siècle ; et ceci en communion avec les traditions des autres Églises autocéphales dont des membres se sont trouvés, eux aussi, en émigration.
" Résoudre le problème de la "diaspora" dans la concertation et un dialogue respectueux entre les Églises-mères "
— Quelle est la situation actuelle de l'Église orthodoxe en France ? Pouvez-vous nous brosser un tableau sommaire de ses origines, de sa diversité, de son processus d'unification ?
— L'Église orthodoxe en France est formée de couches successives d'émigrés, d'abord grecs et russes, ensuite balkaniques et antiochiens. Les événements politiques et économiques récents ont renforcé l'arrivée en France des Roumains et d'autres populations venant d'Europe de l'Est. Un processus d'unification s'est ébauché dans les dernières décennies du 20e siècle avec, pour ce qui est de la France, le passage de l'Institut de théologie Saint-Serge au français, la formation de la Fraternité orthodoxe qui rassemble des orthodoxes de toutes origines, disséminés à travers le pays, afin de stimuler, avec la bénédiction de leurs évêques, la recherche de l'unité par différentes formes de témoignage et de services, enfin et surtout la constitution d'un Comité interépiscopal, regroupant les évêques des différentes juridictions orthodoxes canoniques en France, devenu maintenant l'Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF).
— Avec le recul du temps, comment vous apparaît la proposition du patriarche de Moscou faite le 1er avril 2003 (SOP 278.6), d'établir une grande métropole orthodoxe russe en Europe occidentale ?
— Cette proposition était, à mon avis, marquée du sceau du phylétisme et largement désuète par rapport à la situation concrète de notre époque. Comme l'a confié plus tard le patriarche de Moscou, elle s'adressait essentiellement aux orthodoxes d'origine russe, laissant les autres au bord du chemin ou sommés de s'intégrer dans l'orbite du patriarcat de Moscou.Les autres Églises mères ont été ignorées, à commencer par le patriarcat oecuménique qui a pourtant une responsabilité particulière de par sa primauté, et qui a dans sa juridiction un grand diocèse d'origine russe.On ne peut résoudre le problème de la " diaspora " orthodoxe que dans la concertation et un dialogue respectueux entre les Églises mères.
J'ai été, à ce propos, très surpris et consterné de lire récemment un texte émanant du service de presse du diocèse du patriarcat de Moscou en France, réagissant à un article fort honnête de la revue Réforme sur l'orthodoxie en France. Ce texte se livrait à des accusations éhontées à la fois contre le patriarcat oecuménique et le métropolite qui en dirige le diocèse ici en France ainsi que contre son exarchat de tradition russe dont le siège est à Paris, lequel ferait du prosélytisme sur le dos des communautés catholiques et protestantes. Ces dénonciations, prenant à témoin les autres Églises, ne sont pas seulement blessantes ; elles sont surtout indignes d'une grande Église comme celle de la Russie, grande non par le nombre de fidèles – qui importe peu –, mais par le témoignage chrétien exceptionnel qu'elle nous a donné au 20e siècle, que ce soit dans le sang de ses martyrs, ou par le travail admirable de refondation théologique accompli par ses intellectuels en exil. L'Église de Russie mérite mieux que ce genre de diatribes dérisoires qui proviennent d'une méconnaissance du vécu pastoral et oecuménique dans ce pays depuis plus de cinquante ans.
— Quel sens faut-il accorder à la demande qu'une assemblée pastorale du diocèse du patriarcat de Moscou à Paris vient de faire à son archevêque, Monseigneur Innocent, de suspendre sa participation aux travaux de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF) ?
— Cette recommandation du 24 mars (lire Information page 8) est très attristante parce qu'elle s'inscrit dans une logique de désunion et d'opposition. Les raisons invoquées – des " tendances centralisatrices " de la présidence de l'AEOF qui feraient obstacle à une " activité conciliaire fructueuse " de cette instance – sont vagues, ne se réfèrent à aucun fait précis et ne justifient pas un tel boycott. Si, comme on peut le craindre, l'archevêque Innocent franchit le Rubicon en quittant de facto l'AEOF, il mettra en actes les déclarations hostiles de son service de presse, et ce sera dommageable pour l'unité orthodoxe en France. Pourtant, l'écrasante majorité des orthodoxes en ce pays est désireuse d'une orthodoxie unifiée. En juillet 2004, une déclaration de vingt prêtres, supérieurs de monastères et laïcs membres de tous les diocèses orthodoxes en France, parmi lesquels Nicolas Lossky et le père Syméon (Cossec), tous deux du patriarcat de Moscou, avait apporté son soutien et ses encouragements aux travaux de l'AEOF, dont l'existence était saluée comme " une avancée importante vers la synodalité " [lire ce document dans SOP.291.29]. Couper les ponts avec l'AEOF reviendrait à désavouer cette construction de notre avenir commun.
" L'orthodoxie en Occident ne peut avoir que des "structures d'attente" "
— Quel peut être l'avenir de l'orthodoxie en France ?
— L'organisation actuelle de l'orthodoxie en France en diocèses ethniques est tributaire de l'histoire, mais n'est nullement normative : au contraire, c'est un contre-témoignage au caractère catholique de l'orthodoxie, l'unité dans le respect de la diversité personnelle, sans exclusive d'aucune sorte, à l'image même du mystère de la vie trinitaire. Que les diocèses soient administrés de facto en fonction de critères ethniques est contraire à l'eucharistie qui manifeste la nature même de l'Église : rassembler en un lieu donné " tous les enfants de Dieu dispersés " (comme le dit saint Jean), quel que soit leur pays d'origine, car c'est le Christ en qui et par qui nous sommes tous rassemblés, et le Christ n'appartient à aucune nation. Si l'évêque est fondamentalement celui qui préside à l'eucharistie, et non l'aumônier en chef d'une communauté nationale, la situation des orthodoxes en " diaspora " n'est pas satisfaisante. Il faut espérer qu'un jour se réalise une véritable unification canonique des différentes juridictions, autrement dit que l'Assemblée des évêques orthodoxes de France, dans le cas de notre pays, ou des assemblées épiscopales du même genre pour les autres pays de la " diaspora ", devienne un synode épiscopal de plein droit, avec un redécoupage géographique des diocèses.
Cela était prévu, d'ailleurs, dans les documents des sessions de la commission interorthodoxe préparatoire préconciliaire qui se sont déroulées à Chambésy, près de Genève, en 1990 et en 1993, et qu'à l'époque le métropolite Cyrille de Smolensk avait personnellement signés au nom du patriarcat de Moscou. Il est vrai que, depuis, il déclare que ce n'est " plus d'actualité ", un point de vue avec lequel d'autres Églises orthodoxes ne sont, semble-t-il, pas d'accord, puisque le saint-synode de l'Église de Grèce vient de rappeler récemment son souci de voir régler l'organisation canonique de la " diaspora " orthodoxe conformément aux décisions de Chambésy.
Une telle solution d'attente permettrait de constituer une Église orthodoxe semi-autonome de manière tout à fait originale, dépendant de plusieurs Églises autocéphales à la fois, mais une Église locale " provisoire " dans l'attente du retour à l'unité avec Rome.Cependant cela ne peut se faire qu'avec l'accord des différentes Églises mères et l'initiative doit venir du patriarche oecuménique dans le respect des prérogatives du service d'unité et de coordination que lui reconnaît la Tradition orthodoxe.
" Il serait irresponsable que les Églises se concurrencent entre elles "
— N'y aurait-il pas dans un tel projet un motif d'inquiétude pour l'Église catholique ? L'orthodoxie ne serait-elle pas alors en mesure de la concurrencer sur son propre territoire canonique ?
— Sur ce point, en effet, la démarche orthodoxe doit être sans ambiguïté. Le renforcement de l'unité orthodoxe ne peut aller contre la recherche patiente de l'unité des chrétiens dans laquelle notre Église est totalement engagée. Aujourd'hui, à l'ère de la sécularisation et de la résurgence d'un religieux diffus, souvent ambigu, parfois même anti-ecclésial, il serait suicidaire et irresponsable que les Églises se concurrencent entre elles : c'est pourquoi l'Église orthodoxe en France n'a jamais prôné le prosélytisme, bien au contraire, et les passages d'une autre Église vers la nôtre, s'ils sont acceptés par nos pasteurs, le sont parfois avec réticence, toujours avec prudence et avec l'assurance que ces personnes quittent sans hostilité leur Église d'origine. Depuis trente ans (je me souviens du congrès orthodoxe d'Europe occidentale, à Amiens, en 1977), je répète que l'orthodoxie en Occident ne peut avoir que des " structures d'attente ", en prévision du retour à l'unité avec l'Église catholique – l'Église locale de ce pays, en principe – avec laquelle nous ne sommes pas encore en totale communion, mais dont nous reconnaissons la succession apostolique, et aussi avec les Églises protestantes qui sont pour nous une part incontestable du christianisme de cette région du monde.
— Comment une Église orthodoxe de France unifiée pourrait-elle avoir une attitude non concurrentielle envers l'Église catholique ? Ne pourrait-on alors lui reprocher de réaliser ici ce que l'Église gréco-catholique ukrainienne effectue depuis des siècles sur le dos de l'Église orthodoxe en Ukraine ?
— Les contextes sont très différents. Ici, les orthodoxes sont micro-minoritaires, et ils ne célèbrent pas selon le rite et les traditions latines de l'Église catholique. De toute façon, nos deux Églises sont maintenant convaincues, depuis l'accord de Balamand, en 1993, qu'il ne s'agit pas de convertir l'autre, mais de confesser de nouveau ensemble la foi apostolique. Cela étant, pour souligner ce caractère discret et non-concurrentiel de l'orthodoxie en France, il serait important, dans ce projet d'une Église canoniquement unifiée, de continuer à préserver une disposition importante de nos Églises mères : le fait que, symboliquement, elles ne nomment ici aucun évêque orthodoxe avec une titulature locale. C'est à dessein que les évêques orthodoxes en diaspora ont pour titre soit le nom du pays où se trouve leur diocèse soit le nom d'une cité orientale, mais pas d'une ville de nos contrées. Il existe malheureusement des anomalies : l'archevêque Simon " de Bruxelles " et l'évêque Hilarion " de Vienne " (en Autriche), tous deux du patriarcat de Moscou, dont les titres témoignent, à mon avis, d'un manque de conscience oecuménique. Ces inconséquences doivent rester l'exception, si nous voulons être fidèles à l'ecclésiologie des Apôtres et des Pères ; sinon nous ne sommes pas crédibles, et nos récriminations envers les missionnaires catholiques qui travaillent en Russie ne sont pas fondées.
" Un témoignage plus cosmique et plus philocalique "
— Quelle peut être la spécificité du témoignage orthodoxe par rapport aux autres traditions chrétiennes ?
— Souvent ce témoignage n'a guère de spécificité. Parfois cependant, le sens orthodoxe de la communion et de la déification suscite, quand elles s'esquissent, une véritable spécificité. Enraciné dans la riche et ancienne tradition des Pères, le témoignage orthodoxe peut être à la fois plus cosmique et plus " philocalique ", notamment à travers la beauté de la liturgie et des icônes, et celle d'un chant sobre et orné, porteur de paroles qui à la fois louent Dieu et nourrissent les fidèles. Dans l'icône, la transparence de l'or et des couleurs légères, la beauté spirituelle des visages, et la perspective inversée qui nous arrache à la pesanteur du monde désignent la présence secrète du Royaume trinitaire. Tout cela peut témoigner d'une vie plus forte que la mort, qui nous est offerte dans la résurrection du Christ.
(Le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP.)