Orthodoxie, la voie russe vers la démocratie ?J.F.Colosimo.

Publié le par Père Jean-Pierre

Orthodoxie, la voie russe vers la démocratie ?

Entretien avec Jean-François Colosimo, philosophe et théologien

26 juin 2008 • RecommanderImprimer

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Jean-François Colosimo

Philosophe, théologien et éditeur, Jean-François Colosimo dirige les éditions du Cnrs.

Elisabeth Lévy

Élisabeth Lévy est journaliste et essayiste.

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Editeur et théologien, Jean-François Colosimo poursuit son exploration à la frontière du théologique et du politique, en plongeant au cœur de la “Sainte Russie”. Et il récuse avec la dernière énergie l’idée que le christianisme oriental aurait, par définition, partie liée avec l’oppression.

L’apocalypse russe s’inscrit dans une réflexion globale sur les relations entre religion et politique. Mais ce volet russe et orthodoxe est particulier dans la mesure où vous êtes vous-même professeur de théologie orthodoxe, très engagé dans la vie de votre Eglise. Pensez-vous avoir conservé sur cet objet une position de chercheur ?
Sur cette question, je m’en tiens à la formule de Carl Schmidt, auteur justement décrié mais qui a vu juste sur quelques points. “Les grands concepts politiques modernes, écrit-il, sont des idées théologiques laïcisées.” C’est ce passage de la religion à la politique qui m’intéresse. Pour moi, l’orthodoxie a deux sens très clairs. Il y a d’abord l’orthodoxie de la foi, la tradition indivise du premier millénaire du christianisme, le dogme tel qu’on peut l’étudier dans les écoles. N’oubliez pas que le christianisme est une religion orientale née à Jérusalem. Il y a un mystère dans le fait que la doctrine née avec les Evangiles se soit poursuivie, pendant un petit millénaire, sans rupture dramatique, assurant l’unité spirituelle de ce qu’on nommait alors l’Orient et l’Occident du monde connu.

Voilà pour le théologique. Quid du politique ?
L’orthodoxie n’est pas seulement une religion. C’est aussi une réalité géopolitique, un monde, une civilisation, une culture, un véhicule historique, en bref, une vision théologico-politique qui doit être jugée en tant que telle dans ses présupposés et dans ses effets. Au sein du christianisme, les pays orthodoxes démontrent que les identités politiques ne peuvent pas faire abstraction du fait religieux. D’une part, la Grèce, la Serbie, la Roumanie sont de petites nations qui ont subi l’histoire plus souvent qu’elles ne l’ont dominée ; d’autre part, elles ont en commun d’avoir connu la grande glaciation moderne : sous l’Empire ottoman, elles ont été en quelque sorte stérilisées, avant de renaître au XIXe siècle sous l’impact de l’esprit révolutionnaire, en fait “revivaliste”, du romantisme.

On ne peut pas dire que la Russie tsariste soit caractérisée par le règne de la liberté de conscience !
De fait, pendant tout ce temps-là, en Russie, l’orthodoxie n’est pas libre, mais le rapport que la Russie se choisit à l’orthodoxie est libre. Et, à partir de 1812, la Russie est le seul pays où l’orthodoxie revient de plain-pied comme une culture à prétention planétaire, principalement à travers le roman russe qui se révèle vite une part du patrimoine universel. C’est pour ces raisons que le cas russe est exemplaire : c’est le cas orthodoxe dans le monde moderne. Voilà pourquoi je pense que j’ai pu dépasser mon appartenance. Car si j’appartiens à l’orthodoxie, je n’appartiens pas à la Russie.

En tout cas, en vous lisant, on se demande sans cesse si c’est la Russie qui a fait l’orthodoxie ou l’orthodoxie qui a engendré la Russie.
La Russie est l’un de ces pays où le lien entre culte et culture éclate au grand jour et se montre de manière quasiment permanente. En raison de son identité orientale et de son inspiration biblique très marquée dans la liturgie, l’orthodoxie reprend le modèle de l’ancien Israël : l’identité y est à la fois religieuse, politique, ethnique, linguistique, esthétique. C’est exactement ce qu’opère la mission byzantine : un baptême confessionnel qui est en même temps une naissance culturelle. En effet, à partir du moment où la Russie est le seul pays orthodoxe libre, tandis que, de la Méditerranée aux Balkans, tous les autres peuples orthodoxes sont sous domination ottomane, elle pourrait devenir catholique polonaise, européenne. En gardant l’héritage de Byzance, elle choisit d’être la Russie.

Mais la Russie, c’est aussi le goulag. Ce n’est pas un hasard si votre livre s’ouvre sur une description terrifiante des Solovki, ce site qui abrita un monastère avant de devenir un des lieux concentrationnaires les plus terrifiants du régime communiste.
On ne peut pas parler de modernité sans évoquer l’épreuve totalitaire. Aucun autre pays n’a fait à ce point l’expérience totalitaire. Le communisme a duré soixante-dix ans et le nazisme douze ans, ce qui signifie que les Allemands n’ont jamais cessé d’être contemporains d’une autre Allemagne que l’Allemagne nazie. Les Russes sont devenus les contemporains du seul monde soviétique sans avoir d’accès direct à l’ancien monde.

Justement, un certain nombre de gens pensent que la Russie, de Pierre Le Grand à Poutine, révèle une prédisposition à l’autocratie, voire au totalitarisme – et peut-être que l’orthodoxie n’y est pas étrangère. Qu’en pensez-vous ?
C’est la grande question. Ma réponse est que l’expérience totalitaire est exogène aux cultures. Mais, comme le virus du sida, elle est opportuniste. Dans les cultures, le totalitarisme se saisit de ce qui va lui permettre de s’asseoir définitivement. Ce n’est pas la langue de Luther qui cause le nazisme mais, de fait, le nazisme a pu utiliser un certain anti-judaïsme théologique présent chez Luther et le reprendre à son compte. C’est ce que Spengler appelle une “pseudomorphose” : en minéralogie, c’est le phénomène par lequel une pierre adopte les caractéristiques d’une autre espèce. En Russie, l’expérience totalitaire se retrouve très vite face à la possibilité de son échec. Et pour durer, elle doit procéder à la divinisation du corps social et, pour ce faire, reprendre les symboles d’éternité de l’ancien monde qu’elle prétend détruire. Résultat, le bolchevisme commence par une persécution abominable de la religion orthodoxe, avant d’en récupérer tous les symboles.

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Voulez-vous parler de la liturgie totalitaire ?
Le corps incorruptible des saints, c’est Lénine embaumé ; les représentations du jeune Lénine renvoient à l’enfant Jésus. Le programme est réalisé par Lounatcharsky et le mouvement des “constructeurs de Dieu”. La révolution est là pour construire Dieu, un Dieu nouveau qui est l’homme divinisé. Mais cette religion nouvelle est une
praxis, comme l’ancienne. Aussi emprunte-t-elle forcément aux formes existantes. Cette pseudomorphose, donc, explique le trouble russe actuel et elle explique l’exploitation que peuvent en faire certains russophobes qui ont fini par se découvrir comme tels, généralement après avoir été antitotalitaires.

Il n’en est pas moins vrai que l’Eglise orthodoxe n’a pas toujours été une force de liberté – c’est un euphémisme.
Il existe une opposition très claire entre la religion du peuple et la religion de l’Etat. La “sainte Russie” a d’abord été un slogan anti-tsariste qui visait à dénoncer les abus du pouvoir central : c’est un ensemble valeurs, ce n’est pas l’empire. Très rapidement, les figures de la sainteté russe vont se réfugier dans le peuple souffrant. Le saint ne réside pas dans le monarque triomphant mais dans le peuple souffrant. Le
yourodivi, celui qui conteste les puissants, celui qui se moque des piétés affichées, celui qui a l’air dément et qui l’est peut-être incarne la forme absolue de la sainteté. Au moment où l’Occident enferme les fous, le monde russe les sacralise, les place au cœur de la Cité. Il y a dans l’orthodoxie un génie de résistance. Mais elle a pu aussi être brutalement asservie à la politique impériale, à la défense de l’autocratie. De ce point de vue, la figure de Pobedonostsev, le ministre des Cultes qui a été le mentor des deux derniers tsars, représente l’Etat, la censure, la surveillance : pour lui, l’orthodoxie n’est qu’un moyen d’ordre.

Une vision maurassienne de la religion, en somme.
Maurrassienne, et surtout poutinienne. Le trouble que suscite le régime actuel vient de la facilité avec laquelle l’Etat russe continue à mélanger les ordres politique et religieux. Mais ce sont les idées venues d’Occident, et la manière dont les Russes compliquent ce mélange, qui provoquent les apocalypses récurrentes dans leur histoire. De Ivan le Terrible à Pierre le Grand et au nihilisme, on assiste ainsi à ce chassé-croisé permanent : n’oubliez pas que ce sont les Russes qui inventent, au XIXe siècle, le terrorisme aveugle, l’attentat-suicide comme formes de la modernité politique ! Par ailleurs, et pour revenir à l’essentiel, la Russie ajoute indiscutablement au génie de l’Europe, mais elle garde sa racine byzantine, orthodoxe, qui la rend étrangère à cette fracture centrale qu’est, dans l’histoire de l’Occident, la rupture entre le catholicisme et la Réforme.

Cette thèse est celle du courant slavophile dont les héritiers se retrouvent aujourd’hui du côté des nationalistes.
La thèse des slavophiles est que le christianisme à l’état brut réside dans l’orthodoxie et que le christianisme occidental représente une déviation. La raison en est que le maître-mot de l’orthodoxie, c’est la communion, un idéal dont le sens leur apparaît détourné en Occident. Pour les théologiens orthodoxes et, ensuite, pour Dostoïevski, le catholicisme a substitué à la communion un principe pyramidal, hiérarchique. La vérité devient extérieure, puisqu’elle dépend du pape. Quant au protestantisme, il instaure une vérité subjective, chacun étant en quelque sorte son propre pape. Résultat, les premiers slavophiles voient l’Occident se dessécher, perdre le “sens du sens” et se partager entre le socialisme qui aboutit à la perte de la liberté et le libéralisme qui aboutit à la perte de la solidarité.

On peut donc se demander par quelle perversion les Russes ont successivement embrassé ces deux doctrines avec plus de frénésie que n’importe quel peuple.
La seule voix qui se soit élevée contre le passage redoutable du communisme à un libéralisme anarchique est celle de Soljenitsyne qui pense que la Russie doit chercher sa voie propre en puisant dans sa tradition qui est aussi démocratique, au sens de la démocratie ancienne. Il en appelle à des Etats généraux et à un rapport à la consommation fondé sur l’autolimitation. Largement inspiré de l’héritage orthodoxe, ce programme a été repris par l’Eglise qui s’oppose à la fois au communisme et au libéralisme en tentant d’ébaucher une doctrine sociale.

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Quoi qu’il en soit, peut-être vaudrait-il mieux, pour les Russes, qu’ils choisissent clairement le camp occidental. Après tout, depuis 1989, tous les véritables démocrates russes étaient pro-occidentaux. Or, on a l’impression que Poutine ne veut pas choisir du tout.
La formule que j’emploie au sujet de Pobedonostsev est, je crois, éclairante : comme lui, Poutine est un anti-occidental occidentalisé, un occidentaliseur anti-occidentaliste, un slave anti-slavophile, un clérical anti-ecclésial, un nationaliste anti-national. Il est dans la contradiction perpétuelle. L’Europe ne l’intéresse pas. Il entend posséder les attributs de la puissance de l’Occident, mais sans faire siennes les valeurs qui vont avec.

Quel rôle l’Eglise orthodoxe peut-elle jouer dans la Russie d’aujourd’hui ?
Aujourd’hui, la confusion est de mise dans tous les domaines en Russie, y compris dans les liens entre le religieux et le politique. De plus, une société ne dispose pas de dix mille personnes capables de produire du sens. Reste que l’Eglise est le seul référent moral dans une société immorale. C’est le monde d’avant. Et elle-même sort d’un enfer. Elle a donné plus de martyrs en vingt ans que toutes les chrétientés réunies en vingt siècles. Mais elle n’a ni le talent, ni les moyens de jouer le rôle politique auquel on voudrait l’assigner. Et c’est tant mieux.

Une séparation entre l’Eglise et l’Etat telle que l’évoque parfois Vladimir Poutine est-elle envisageable ?
L’expérience que l’Eglise russe pourrait faire d’une liberté gagnée sur ses peurs, ses traumatismes et ses habitudes historiques est une très grande nécessité pour la Russie et l’ensemble de l’orthodoxie. N’oubliez pas que le Patriarcat de Moscou représente la moitié du monde orthodoxe. Cet enjeu colossal est perçu comme tel par Benoît XVI pour l’avenir du christianisme dans son ensemble, et donc du monde.

Plus d’un millénaire après la rupture, la confrontation est-elle toujours d’actualité entre Byzance et Rome ? Et est-elle de nature théologique ou plutôt politique ?
Aux yeux des Occidentaux, les Orientaux sont incapables de produire de l’Histoire, de s’engager socialement, de changer le monde. Dans la vision orientale, les chrétiens d’Occident ne se déploient que trop sous le signe de l’action, leur activisme vise à masquer leur manque de certitude et leur messianisme a préparé la sécularisation. Non pas faire les choses pour Dieu mais de faire les choses de Dieu, refuser les systèmes scolastiques et les fausses assurances logiques de la théologie naturelle : c’est ce qu’entend Dostoïevski lorsqu’il affirme que, entre la vérité et le Christ, il choisirait le Christ. Résultat, on sent toujours en Russie la pulsion d’une humanité historique qui se sait des racines, qui a envie de vivre, et qui rêve encore du ciel. On y redécouvre, ici et là, en dépit de la victoire apparente de la laideur ambiante, une humanité qu’on ne peut pas acheter, céder ou vendre. Une humanité qui prouve que l’on peut avoir traversé l’enfer et rester déraisonnable. Une humanité qui nous répète, avec Aliocha Karamazov, que “dans l’éternité nous rirons beaucoup”.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Photographie de une : Moscou, 2007, par Panoramas, flickr.

Publié dans entretiens

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